Flambarts Goémoniers

A l’inverse de ceux de la baie de Lannion, les gros flambarts utilisés de Perros-Guirec à Port-Blanc pratiquent avant tout le transport du sable et du goémon, la pêche n’étant pour les marins qu’une activité complémentaire. On en relève plus de soixante-dix construits à Perros et surtout à Plougrescant entre 1865 et 1905. Les plus grandes unités sont basées au Lenn à Perros-Guirec, qui est également un port de cabotage et de bornage important ; les équipages se recrutent sur Louannec, Trélévern (havre de PorzSpern) et Trévou-Tréguignec (Trestel).
Avec ces forts voiliers, on récolte le goémon noir (teil denved en breton) pendant la période hivernale, d’octobre à mars ; durant la belle saison, d’avril à septembre, les marins ramassent du sable et du maërl, et font en alternance la pêche côtière (casiers et ligne). La cueillette du goémon se fait essentiellement dans les îles, notamment aux Sept-Iles, au large de Perros-Guirec. Le trajet s’effectue à la voile, ou à l’aviron en cas de manque de vent, deux hommes nageant sur chaque aviron, debout sur les bancs.
Arrivé sur les lieux de coupe, à marée descendante, le bateau est échoué et béquillé, puis l’on place soigneusement sous ses flancs de gros cailloux plats surmontés d’une planchette de bois amarrée avec un bout, pour protéger les bordés. Les deux béquilles sont ensuite escamotées elles ne résisteraient pas au poids du chargement. La coupe peut alors commencer. Quand elle est terminée, le patron prospecte les alentours pour la marée du lendemain et marque l’endroit choisi à l’aide d’une bouée.
Un chargement complet représente trente-six civières de goémon, correspondant à une charretée de trois chevaux, soit quatre ou cinq tonnes. Pleine à ras bord, souvent à la limite de la rupture de charge, la gabare se soulève avec le flot. On récupère alors les planchettes d’échouage et le voilier regagne la côte pour livrer son goémon aux paysans. Le travail est dur, aussi une coutume locale, bien vivante au port de Trélévern, veut-elle qu’après le déchargement du goémon, l’équipage - généralement le patron, trois matelots et un mousse - ait droit à une bouteille d’eau-de-vie au bistrot le plus proche du quai. Sur celle-ci, le patron noue son mouchoir indiquant qu’elle est pour son équipage. La bouteille est remise vide, afin d’être remplie pour la marée suivante.
En été, période calme, les goémoniers navigants travaillent leur lopin de terre, ou se font embaucher dans les grosses fermes comme ouvriers saisonniers pour couper le blé à la faucille. Comme dans le Léon, des liens étroits unissent d’ailleurs les communautés paysannes et maritime. Certains marins naviguent aussi au cabotage et Trélévern a ses capitaines, tel Jean-Marie Le Brozec.
La fréquence des naufrages inhérente au métier de goémonier incite les marins à créer à la fin du xlxe siècle une "association de prévoyance" pour assurer leurs bateaux. Quête d’une autre protection, d’ordre spirituel ? Les gabares de Trélévern adoptent très souvent des noms de saints tels Sant Ervoan, Saint-Georges, .Saint Henri, Saint- Yves... ce qui les distingue des autres bateaux de la région.
Dans les dossiers de navires du quartier de Lannion, les flambarts généralement qualifiés de "lougres" sont parfois appelés "bateaux d’engrais de mer".
Ar vag dor gommon
De leur côté, les gens de la côte parlent souvent en français des "gabares de Trélévern et du Trévou". Mais entre Perros-Guirec et Tréguier, où dans le premier tiers du siècle le breton est d’usage courant, les marins les appellent parfois ar flambart (voire flobart), ou plus simplement ar vag dor gommon (le bateau faisant le goémon), à moins qu’ils ne les surnomment plaisamment bottoiers coat (les sabots) ! Différents termes aident à décrire ces voiliers : leurs lignes pleines sont qualifiées de pogn ou kovek (bateau qui a du ventre). Selon les témoignages des anciens, ces bateaux aux formes puissantes, mais recouvrants et relativement rapides grâce à leur ample voilure, étaient bien adaptés aux dures conditions de navigation que l’on rencontre dans les parages des Sept-Iles.
Le flambart goémonier grée un foc sur un bout-dehors long de quatre mètres, qui prend souvent un apiquage vers le bas très caractéristique, notamment en régate, lorsque plusieurs hommes étarquent à fond la sous-barbe en se suspendant à l’extrémité de l’espar. Le mât de misaine implanté dans le tillac avant est tenu par deux haubans mobiles tout comme le grand mât, dont le haubanage rappelle sur l’avant. Le taillevent, dont le long gui dépasse de deux mètres environ le tableau arrière, est amuré très bas. Au total, la voilure atteint près de 80 mètres carrés. Dès le début du siècle, les vergues sont bien apiquées et la bordure du taillevent est très ascendante, ce qui achève de donner à ces flambarts une silhouette très typée.
Haute de franc-bord et bien défendue de l’avant avec une puissante étrave verticale, la coque large et volumineuse se termine par un tableau arrondi, peu incliné, mais bien dégagé. L’aménagement comporte un tillac avant, accessible par un panneau et une porte coulissante, qui peut abriter un homme ou "trois moutons", puis deux cales vaigrées de taille inégale séparées par le banc central. Sur l’arrière, un second banc muni d’une cloison permet d’isoler l’équipage de la cargaison. On épuise l’eau à l’aide d’une pompe et d’une écope en bois emmanchée, appelée skull. Le matériel du bord comprend par ailleurs fourches, faucilles et civières pour le goémon, et une drague formée d’un sac de toile fixé à une structure de fer triangulaire en demi-lune, permettant à trois ou quatre hommes de remonter à chaque fois cent kilos de charge, pour le sable ou le maërl.
Le dernier gros flambart, inspirateur d’Ar Jentilez, sera l’Espérance de 8,24 tx, lancé en 1906 par le chantier Bernard de Plougrescant pour la famille Le Grossec et qui naviguera encore dans l’entre-deux guerres. A cette date, on ne construit plus guère que des sloops motorisés sur le gabarit des goémoniers léonards.

Les constructeurs
Avant 1914, les flambarts de la baie de Perros sont construits occasionnellement au chantier Camus à Ploumanac’h, plus souvent chez Briand à Perros et surtout par Bernard à Plougrescant, ce dernier réalisant les plus forts bateaux. Nicolas Briand dit "Kolas", né vers 1850, était charpentier-calfat itinérant et se déplaçait de Ploumanac’h à Trélévern, mais construisait la plupart de ses bateaux à Perros. Son fils Adrien, né en 1898, se spécialisera dans la construction de petites unités à Ploumanac’h et dans le carénage des caboteurs.
A Plougrescant, trois générations de Bernard - tous prénommés François - ont lancé de nombreux flambarts au Roudour en Pors Scarff. A la fin du XIX siècle, l’aïeul, surnommé "an hetmit coz" ou "Bernard l’Ermite", construisait les plus grosses unités dans un champ dit "ar chantier" en haut de la grève de Pors Scarff ; les bateaux étaient mis à l’eau à bras d’hommes et déplacés sur des rondins en bois. Les petites embarcations construites dans son atelier de Prat Vilin étaient traînées sur un chariot à quatre roues. Les lancements étaient l’occasion d’une petite fête, le nouveau patron se devant d’abreuver la compagnie. La femme de l’aïeul, aidée de ses filles, tenait une petite ferme à coté de l’atelier pour augmenter les ressources familiales. Souvent, les charpentiers voyant la pauvreté des pêcheurs, n’avaient pas le coeur de leur demander trop cher, et le chantier rapportait bien peu.

Article extrait du Chasse-Marée n°91